Pour cet article invité, innovecteur a donné la parole à un spécialiste de ces questions.

Lionel est informaticien depuis les années 80 !
Coach depuis plus de 10 ans, il accompagne des dirigeants d’entreprise et leurs équipes dans leur transformation digitale.
Consommateur coutumier des technologies informatiques, il aime en décoder les rouages et partager le fruit de ses recherches sur ce qu’il considère comme le plus grand bouleversement des usages de notre temps.
Actuellement, il termine un Bachelor de Philosophie.
Il est l’auteur de l’ouvrage « Informatique et éthique », disponible dans toutes les librairies de proximité.
LinkedIn : https://www.linkedin.com/in/lloiseau/
Il est plus que d’actualité d’associer les termes informatique et éthique
Selon le site Worldometer.info, 4.6 milliards d’individus (soit 58% de la population mondiale) sont des internautes, y compris les vieillards et les enfants. Et ce nombre d’internautes progresse bien plus vite que celui des naissances ! (https://www.worldometers.info/fr/)
Selon une étude de juin 2016 de Dscout, un « mobinaute » ordinaire toucherait, en moyenne, son smartphone 2617 fois dans une journée, soit presque 2 fois par minute (https://dscout.com/)
De l’autre côté de la chaîne de consommation, la démocratisation de l’informatique et une telle utilisation massive de smartphones et d’ordinateurs en tout genre ont favorisé une hyper-concentration d’acteurs privés. Ce ne sont pas moins de 7 entreprises technologiques informatiques qui figurent dans le classement des 10 entreprises les plus prospères (https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_entreprises_par_capitalisation_boursière#2011-2020)
L’informatique a pris une place tellement prééminente dans nos vies qu’il nous semble important de nous questionner sur sa portée, sur sa mesure, et sur ses bienfaits.
* Cette informatique-là est-elle éthique ?
* A-t-elle la place qu’elle mérite dans la société, dans une forme d’équilibre réfléchi, de juste mesure ?
* Est-elle au service du vrai, du beau, du bien ?
* Conduit-elle au bonheur de l’humain ? De la société ? Globalement de la planète ?
L’informatique est-elle utile ?
L’informatique est utile.
On pensera notamment aux domaines de la recherche médicale ou de l’astronomie, de l’apprentissage des langues, de la prise en charge des problèmes de traduction, de la formation de connaissances nouvelles, nécessaires aux êtres humains au développement de leurs capacités biologiques, psychologiques, sociales, politiques ou encore économiques, et aussi pour maintenir le contact avec nos proches, ou encore cartographier et naviguer dans les territoires.
Pour les entreprises, l’informatique est devenue tellement indispensable qu’elle menace les emplois et ainsi le tissu social. Car, après l’automatisation des tâches agricoles, puis manufacturières, c’est désormais l’industrie des services et l’emploi des cadres qui est inquiétée.
L’informatique est-elle juste ?
A priori, l’informatique est une technologie neutre, et suffisamment omniprésente pour qu’elle puisse être mise au service de causes justes ou pas. A priori, les algorithmes sont réputé exacts et n’ont pas de préjugés.
Pourtant, avec le « machine learning » (Apprentissage automatique par une machine) et la « data science », qui contrairement à son appellation est plus une technique qu’une véritable science, ils sont susceptibles de les amplifier au fil de la collecte de données. Ils donnent lieu à ce que l’on appelle des prophéties auto-réalisatrices. Basés sur des biais sociaux préexistants, ils peuvent stigmatiser encore davantage des minorités déjà fragiles.
Nous savons aussi que les algorithmes de recrutement d’Amazon ont pendant un certain temps discriminé les femmes et que les algorithmes de l’Apple Card accordent une ligne de crédit plus importante aux hommes qu’à leur épouse (https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/quand-le-logiciel-de-recrutement-damazon-discrimine-les-femmes-141753 et https://siecledigital.fr/2019/11/12/apple-card-accuse-de-discrimination-envers-les-femmes/)
On sait par ailleurs que les algorithmes de recommandation sont clivants. Neal Mohan, le chef produit YouTube de Google, proclame que plus de 70% du temps de visionnage sur sa plateforme provient de ses recommandations algorithmiques.
Il apparaît aussi que les algorithmes, s’agissant d’intelligence artificielle ne sont pas juridiquement responsables et qu’ils sont systématiquement opaques. Ni eux, ni nous, ne savons pas pourquoi ils peuvent prendre telle ou telle décision, transformant ainsi les hommes de science en simples opérateurs.
Pour celui qui considère la vie avec une dimension spirituelle, qui voit dans son existence sur Terre l’accomplissement d’un dessein encore plus grand, la substitution progressive de son libre-arbitre au profit de décisions algorithmiques ne peut être que de nature à diluer davantage la place accordée au sacré et au divin.
L’informatique est-elle au service de la vérité ?
Internet et les médias sociaux ont libéré la parole, et surtout donné une audience, et un potentielle viralité, à des millions de « vérités » individuelles. Ils fournissent une viabilité économique à propager de la désinformation permettant de générer de l’attention, de l’audience, et du trafic de passage.
Si l’information de qualité est généralement payante, la propagande écume des faits du jour, signifiants ou non, ont tous les atours de la gratuité.
Les « fake news » accentuent encore davantage un dangereux phénomène de polarisation politique passionnelle observé depuis déjà plusieurs décennies aux États-Unis, mais aussi dans les démocraties occidentales (https://www.lesoleil.com/actualite/monde/letrange-tempete-declenchee-par-trump-au-service-meteo-americain-9684468e2c9083c23dde96d9676b0087)
L’informatique, est-elle bonne pour l’humain et pour la planète ?
Si l’utilité indéniable de l’informatique explique son développement spectaculaire, c’est au prix d’un lucratif modèle capitaliste de surveillance de masse, permettant de monétiser notre temps d’attention et nos potentiels actes d’achat, contre la mise aux enchères de mots clés et la collecte de nos données personnelles.
Contre la gratuité de leur moteur de recherche, de leurs médias sociaux ou de leur messagerie, les géants du web tracent ainsi nos navigations, pistent nos déplacements géographiques, et participent au profilage de nos personnalités.
A l’instar de la traçabilité des chaînes de production alimentaire, nous sommes suivis de bout en bout, au mépris de notre histoire, de notre singularité, pour ne pas dire de notre dignité humaine. Disons-le brutalement, nous devenons une matière première, un bien de consommation.
De l’autre côté de la chaîne, nos données personnelles s’achètent et se louent comme de vulgaires matières premières, créant ainsi de nouvelles formes de trafic. Ainsi, le site calc.datum.org met à notre disposition un calculateur permettant d’évaluer combien une poignée d’entreprises régnant dans le cloud peut espérer obtenir de nos données personnelles (https://calc.datum.org/ – Nous n’abordons pas ici le marché noir des données personnelles concernant par exemple le trafic des codes d’identifiant bancaire (« CVV », « Dumps », ou « Fullz »), de ceux des organismes sociaux, des données médicales ou des chèques cadeau).
L’abondance généralisée d’ordinateurs, de téléphones, de tablettes, de serveurs, de puissance de calcul et de transmission, d’objets connectés, s’effectue au détriment de la facture écologique. Le cloud repose sur d’innombrables machines, entassées dans des hectares de data centers disséminés partout sur la planète, et extrêmement gourmands en énergie, dont près de la moitié est dépensée par la climatisation.
Si le cloud était vraiment un nuage aujourd’hui, ce serait plutôt un nuage toxique de fumée rejetée par la combustion de pétrole, de charbon ou de gaz. Si Internet était une nation, elle serait la troisième plus grosse consommatrice d’électricité de la planète.
Conclusion
Finalement, associer éthique et informatique, c’est confronter notre humanité à la modernité. Quels actes voulons-nous déléguer à des machines dans nos vies ?
Nous finançons cette industrie avec nos données personnelles. Ce n’est pas parce que nous n’avons rien à cacher que nous avons tout à montrer. De la même façon que ce n’est pas parce que nous n’avons rien à dire que nous pouvons être contre la liberté d’expression.
Nous espérons contribuer à une prise de conscience, à une réflexion sur nos usages, et sur la relation que nous devrions entretenir vis-à-vis de ce progrès technologique car il est vraisemblablement possible de donner un peu plus de sens à nos vies numériques. Tout est une affaire de « juste mesure », d’éthique individuelle. Charge à chacun d’entre nous de s’interroger, de mettre de l’ordre dans sa vie numérique, et de trouver son dosage, entre le « on va bien trouver une solution » et le « réformons sans plus attendre drastiquement nos usages du numérique ».
Après tout, « qu’est-ce que le bonheur, sinon le simple accord entre un homme et la vie qu’il mène » (Citation d’Albert Camus) ?
Pour aller plus loin
- Plusieurs articles sur l’innovation responsable : https://innovecteur.com/category/innovation-responsable/
- Le livre « Du projet innovant au management responsable de l’innovation »
- Un teaser gratuit à télécharger sur l’innovation responsable