Les projets innovants ont cette particularité d’évoluer dans l’inconnu et l’incertitude, sans que la destination ne soit connue à priori. De ce fait, comment est-il possible d’en mesurer les résultats ?
Cet article fait partie d’une série qui se propose de présenter les méthodes d’évaluation des projets innovants. Les cas d’application les plus immédiats sont les suivants :
- Intrapreneuriat
- Pilotage d’une innovation
- Coaching d’une équipe innovante
- Arbitrage d’un portefeuille de projets
- Audit de projet
Ce billet présente la 5ème et dernière approche. Il s’agit de la théorie C-K.
La théorie C-K (Concept-Knowledge) vise a représenter les raisonnements de conception
Pour cela, C-K rapproche deux espaces, l’espace des concepts et celui des connaissances :
- L’espace des concepts est celui de la créativité, des idées, de l’inconnu, et plus généralement, de toutes les propositions qui n’ont pas de statut logique vrai / faux.
- L’espace des connaissances au contraire est celui des connaissances, des sciences et regroupe des propositions qui ont un statut logique vrai / faux
C-K organise le raisonnement entre ces deux et force la rencontre entre ces deux espaces traditionnellement séparés, par « une succession d’allers-retours entre l’univers des concepts et des connaissances, les concepts se précisant au fur et à mesure, les connaissances se développant les unes après les autres, aboutissant in fine à un arbre de conception qui retrace la généalogie de la conception ».
Les projets innovants conduisent alors à quatre types de résultats. Il s’agit :
- Des concepts qui, après une phase de développement, deviennent des produits à commercialiser
- Des concepts explorés mais dont le développement est mis en suspens
- Des connaissances nouvelles qui peuvent être réutilisées pour d’autres produits
- Des connaissances nouvelles, non utilisées, mais intéressantes pour d’autres produits
Au-delà du produit issu du processus de conception, les projets produisent davantage que ce qu’ils livrent. La théorie C-K permet de formaliser ces apports supplémentaires, notamment en termes de connaissances et de concepts, facilitant ainsi leur éventuelle réutilisation.
Un autre point étudié concerne la « saturation » des connaissances lorsque les champs de connaissances nécessaires à la faisabilité du projet ont été entièrement couverts.
La richesse de cette arborescence peut être mesurée grâce à 4 critères
Quatre critères – Variété, Valeur, Originalité, Robustesse – connus sous l’abréviation V2OR sont définis. Les auteurs proposent deux mesures pour les concepts :
- La variété des solutions proposées se réfère au nombre de partitions (appelées divergences) mais aussi à leur complexité, puisqu’une chaîne longue est probablement plus variée qu’une chaîne courte.
- L’originalité des concepts proposés concerne le nombre de « partitions expansives », c’est-à-dire les concepts qui ajoutent des attributs nouveaux. Par exemple, un métro « estival » est plus original qu’un métro « lumineux ».
Ils indiquent également deux mesures pour les connaissances :
- La valeur définit la capacité à « créer de nouvelles connaissances sur les parties prenantes et leurs attentes, multiples et parfois inattendues ». Par exemple, disposer des attentes des riverains du métro, en plus de celles des usagers et de l’exploitant enrichit la base de connaissances connues jusque-là.
- La robustesse représente le niveau de maturité des connaissances dont on dispose pour une solution donnée. Par exemple, proposer un ticket de métro électronique sera robuste si l’on creuse notamment la question de la fiabilité de cette piste. La robustesse « s’accroît lorsque de nouveaux principes techniques sont identifiés ».
L’association des quatre critères permet un pilotage de l’exploration d’un champ d’innovation
Si la variété et l’originalité sont des critères d’évaluation déjà mobilisés pour l’évaluation de démarches de créativité, ils ne permettent pas d’évaluer les connaissances existantes ou nécessaires à la mise en oeuvre des propositions formulées.
À l’inverse, la veille technologique permet d’évaluer la robustesse des connaissances existantes et la valeur qui lui est associée sur un marché. Cependant, elle ne permet ni l’exploration de nouveaux concepts, ni d’aborder les questions de diversification ou d’évolution possible des concepts.
Le modèle V2OR apporte des critères alternatifs aux critères Qualité Coûts Délais traditionnellement utilisés en gestion classique de projet
Le résultat d’un travail de conception innovante vise à la divergence, à l’augmentation et à l’enrichissement des solutions potentielles. La règle essentielle est « l’expansion » des concepts et des connaissances.
La puissance de l’expansion conduit à la rupture, situation dans laquelle le « dominant design » de l’objet est remis en cause
Cette distance prise avec ce modèle dominant peut porter sur le produit, ses caractéristiques, son modèle d’affaires ou les utilisateurs visés.
En face d’un choix entre plusieurs alternatives, il est proposé de privilégier les pistes permettant de casser les règles du dominant design et d’en produire de nouvelles, dans le but de mobiliser de nouvelles connaissances.
Cette exploration permettra in fine de s’éloigner du dominant design, gage de rupture avec l’état de l’art en vigueur. Concernant le pilotage du projet, c’est la prise de distance avec le point de départ (le « dominant design ») qui montre l’avancement de la réflexion.
En complément, il est primordial de « préserver en permanence un certain degré d’incertitude (manque d’information) et d’ambiguïté (interprétation différente de la même information) afin de rendre possible une exploration permanente ».
Autrement dit, il s’agit tout au long du processus de conception de générer en permanence des concepts / idées variés et des possibilités de solutions.
Non seulement de nouveaux concepts et solutions doivent-ils apparaître tout au long du processus de conception innovante mais ils doivent l’être également dans un rapport équilibré.
La formulation du concept initial a des conséquences cognitives et managériales sur la richesse de l’arborescence. En effet, le niveau de précision et le degré de tension conceptuelle de la formulation ont un impact cumulatif sur l’effet de fixation des individus ayant à travailler sur le sujet.
Plus le concept est défini de façon précise, plus la formulation associera des attributs inconnus ou surprenants et plus l’exploration sera poussée et riche.
L’approche C-K est tout a fait Prometteuse pour évaluer les projets innovants
Des recherches ont creusé l’apport de la théorie C-K à l’évaluation des projets d’exploration. Il en ressort trois situations distinctes.
Le premier cas concerne la rétro-conception d’un projet d’innovation, c’est-à-dire l’analyse ex-post du cheminement du projet, en termes de produits / concepts / connaissances. Ceci permet donc de mener des revues une fois le projet terminé.
La deuxième utilisation concerne le pilotage du projet puisque C-K permet de visualiser le chemin parcouru et de définir la suite à y donner. C’est donc un outil utile pour le processus de « sensemaking ». Cette création de sens permet d’aboutir à une « situation comprise explicitement en mots et catégories saillantes », pouvant servir de tremplin pour l’action.
Une troisième possibilité consiste à utiliser C-K au stade initial d’évaluation et de sélection de projet, en tant que support à une discussion portant sur la stratégie de conception. Cela facilite l’identification des pistes les plus prometteuses.
Bibliographie :
- Agogué et al. 2013. Introduction à la conception innovante
- Bertheau et Garel. 2015. Déterminer la valeur de l’innovation en train de se faire, c’est aussi et déjà innover).
- Hatchuel et Weil. 2002. La théorie C-K : Fondements et usages d’une théorie unifiée de la conception
- Hooge et David. 2014. What Makes an Efficient Theme for a Creativity Session ?
- Le Masson, Hatchuel, et Weil 2006. Les processus d’innovation : Conception innovante et croissance des entreprises
- Lenfle. 2008. Projets et conception innovante
Lenfle. 2012. Exploration, project evaluation and design theory: a rereading of the Manhattan case - Lenfle. 2016. Floating in Space ? On the Strangeness of Exploratory Projects
- Lenfle, Le Masson, et Weil. 2016. When Project Management Meets Design Theory: Revisiting the Manhattan and Polaris Projects to Characterize ‘Radical Innovation’ and Its Managerial Implications
- Le Masson, Weil, et Hatchuel. 2014. Théorie, méthodes et organisations de la conception
- Schon. 1983. The Reflective Practitioner: How Professionals Think In Action
- Van De Ven. 1999. The Innovation Journey
- Weick. 1995. Sensemaking in Organizations